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L'ÉCHO DES MURAILLES, L'ÉCHO DES ENTRAILLES. Une installation murale en pratique relationnelle de Nadia Nadege, artiste qui a permis la création de ce blogue pour un échange entre femmes vers leur meilleure conscience identitaire...
LE CORPS-MESSAGER Les Marcheurs de Vie est une autre installation en pratique relationnelle de la même artiste, qui fait suite aux poupées de tissu par des figurines de plâtre.

Peut-on réparer par la justice ?

par Thérèse de Villette et Jean Pichette

Les victimes d'actes criminels ont la cote depuis quelques années, comme l'a illustré un important congrès sur la victimologie, tenu à Montréal l'été dernier. L'attention qui leur est consacrée, véritable appel à un soutien accru aux personnes traversant des épreuves souvent très douloureuses, mérite certainement d'être appuyée. S'ensuit-il pour autant que le système pénal doive être revu en profondeur afin de faire écho à ce recentrement sur la victime, comme le souhaitent les défenseurs de la justice réparatrice?

La justice réparatrice vise, d'un côté, à faire prendre conscience au contrevenant de la gravité de ses actes et de sa responsabilité et, d'un autre, elle promeut la guérison des blessures des victimes et leur réparation.
Thérèse de Villette
(L'auteure achève une maîtrise de criminologie à l'Université de Montréal)

" Lorsqu'un crime est commis, c'est comme une pierre jetée dans un étang : les cercles sur l'eau s'agrandissent et s'agrandissent, ne semblant jamais pouvoir s'arrêter ".
Qu'est-ce que notre société peut répondre au soupir de cette mère de jeune contrevenant? Qui pourra arrêter ces cercles de souffrance? La loi? Un tribunal? Une prison? La justice réparatrice nous invite à un retournement de perspective.

Un nouveau paradigme ?

Paradigme nouveau ou renaissance d'une ancienne pratique des sociétés traditionnelles (arbre à palabre ou cercle de guérison), la justice réparatrice met le dommage au centre de ses préoccupations. Par là, elle se distingue nettement du système de justice actuel.

En effet, là où la justice rétributive considère une infraction à la Loi, la justice réparatrice identifie une blessure, un coup porté à des personnes et à des relations. Considérant l'État comme seule victime, la justice rétributive a pour objectif d'établir une culpabilité et d'administrer une peine, tandis que la justice réparatrice vise une prise de conscience de la gravité de ses actes par le contrevenant et des obligations qui en découlent. Pour la victime, elle promeut la réparation des dommages et la guérison des blessures.

Puisque victimes et contrevenants sont considérés comme des personnes avec leurs appartenances sociales, la communauté, par ses représentants, devient partie prenante de la gestion du conflit dans les conditions d'équité et de dialogue nécessaires à une réconciliation. L'espace nécessaire à une guérison se trouve en effet dans le dialogue, la compassion et l'écoute.

La médiation victime/contrevenant, qui est l'expression typique de la justice réparatrice, se définit comme " le processus plus ou moins formel par lequel un tiers neutre tente, à travers la conduite d'une réunion, de permettre aux parties de confronter leurs points de vue et de rechercher avec son aide une solution au litige qui les oppose ".

À travers le monde et au Québec

Née en 1974 à Kitchener, en Ontario, sous l'impulsion des mennonites et du mouvement de déjudiciarisation Alternative Dispute Resolution, la justice réparatrice s'est répandue en Amérique du Nord, puis en Europe, jusqu'en Nouvelle-Zélande et au Japon. Le Québec après une première expérience qui s'annonçait prometteuse pour les adultes dans les années 80, a dû transférer le projet à la politique pénale des jeunes contrevenants.

Actuellement, le Ministère reprend sa recherche dans le secteur adultes en trois points pilotes (Longueuil, Hull et Rivière-du-Loup) pour examiner les conditions d'application de l'article 717 du Code criminel, prévoyant la médiation comme mesure de rechange.

" Réalité plurielle ", la médiation pénale pourrait se situer à différentes étapes du processus judiciaire. J'ai eu la chance de participer personnellement à l'une de ses formes appelée " face à face " entre victimes et détenus, dans le cadre de la pastorale carcérale, et d'en observer les effets sur les participants (tous volontaires).

Les effets de la médiation

J'ai pu constater que les résultats du " face à face " rejoignaient ceux des recherches empiriques antérieures menées dans des contextes différents, portant à 90 % environ le taux de satisfaction tant des contrevenants que des victimes.

Pour faire vite, disons que mis dans un climat de confiance et d'échange où respect, vérité et compassion invitent chacun à s'exprimer à part égale, le contrevenant entend les questions, les interpellations et les souffrances que ses actes ont pu provoquer.

Quant à la victime, enfin considérée en tant que telle, elle peut nommer ses blessures, libérer sa peur et sa colère et recouvrer la paix intérieure tout en découvrant un visage nouveau de l'agresseur qui parle aussi de ses blessures.
Une fois les préjugés tombés, les rencontres permettent alors une réelle communication et, dans certains cas, une entente de réparation.

Si la communauté peut participer à cette médiation, elle devient davantage garante des engagements et facilite la réinsertion sociale du contrevenant. C'est, par exemple, le rôle d'un cercle de soutien comme celui qui prend naissance actuellement à Laval.

Comme on le voit, la mise en œuvre de la justice réparatrice requiert un changement de mentalité profond, tant du public que du personnel judiciaire qui craint trop souvent d'être dépossédé de ses fonctions.

Or le rôle de l'Etat n'est ni supprimé, ni minimisé, mais transformé. Toujours garant de l'équité et de la sécurité publique, son rôle serait davantage de soutenir les organismes communautaires dans l'exercice de ce mode de justice, confiant aux personnes impliquées dans un événement criminel la responsabilité de la gestion de leurs problèmes.

Est-ce utopique ?


La justice réparatrice remet en cause toute notre conception de la justice. Le virage envisagé, au nom de la compassion et de la possible transformation de l'accusé, risque cependant d'entraîner des effets qui dépassent largement la question d'une bonne " gestion " de la criminalité.
Jean Pichette

Rappelons d'abord un fait.

En droit pénal, c'est la Couronne - et non la victime - qui poursuit l'accusé d'un acte criminel, alors qu'en droit privé, c'est la personne s'estimant lésée qui doit entreprendre une action en justice. Cette différence s'explique aisément : en matière pénale, le tort n'est pas causé uniquement à la victime, puisque c'est l'ordre social qui se trouve menacé.

La médiation de l'État en droit criminel s'est lentement imposée dans l'histoire, en corollaire du monopole de la violence légitime que l'État allait finir par acquérir, interdisant du même coup à quiconque de se faire justice lui-même.

En favorisant le face à face entre la victime et son agresseur, la justice réparatrice ne prône bien sûr pas une nouvelle version du Far West; elle contribue néanmoins à affaiblir - en minant sa légitimité - une institution fondée sur sa position d'extériorité à l'égard des membres de la société. Sans ce tiers désintéressé, l'État, c'est l'idée même de justice qui devient problématique, jusqu'à se perdre dans les méandres de sa gestion, quitte à oublier ce qu'il s'agit de " gérer ".

Quelle médiation ?

L'idée d'un tiers n'est bien sûr pas totalement absente chez les défenseurs de la justice réparatrice : le thème de la médiation occupe en effet une place centrale dans leurs discussions. Ce mécanisme, qui offre une souplesse indéniable (bien connue en droit de la famille), n'est pourtant pas sans poser problème en droit criminel.

Passons sur les cas où une telle médiation est impossible : une prostituée (l'accusée) face à son " client " (la victime?) ou un trafiquant de drogue face à un consommateur, entre autres cas de figure. Le problème fondamental, avec un tel mécanisme, c'est qu'il réduit la médiation au statut de simple interface entre deux personnes devant régler un différend centré sur la question de la réparation du tort dont l'une d'elles a été victime.

Cela ne veut pas dire que la justice réparatrice veuille priver l'État de sa capacité d'édicter la norme; mais en écartant le plus possible l'État (voire en l'excluant complètement) de l'application de cette norme, on tend à enlever à celle-ci son caractère " transcendant ", à l'étioler dans toutes sortes d'accomodements n'ayant pas reçu l'imperium de l'État, par le fait même amputé d'une partie de sa puissance.

Une affaire de symbole

Derrière l'idée de justice réparatrice, on retrouve au fond celles de transparence et d'authenticité, qui imprègnent si fortement l'air du temps présent. Comme s'il suffisait de " se mettre à table ", de parler franchement de ses remords (voire, de ses souffrances) pour que le préjudice subi puisse être sinon réparé, du moins atténué, et éventuellement pardonné.

Il y a là une conception psychologisante de la réalité sociale qui fait l'impasse sur la dimension symbolique - irréductible aux bonnes intentions - qui la fonde.

La justice pénale est d'abord une affaire symbolique. Elle est l'affirmation de l'Interdit sur lequel s'érige le monde. Nous sommes donc ici dans l'ordre du non négociable : aucune technique de gestion - même guidée par un souci d'efficacité ou de compassion - ne saurait réduire la distance entre le monde et la représentation qu'on s'en fait sans briser le miroir dans lequel la société se réfléchit et se donne à elle-même les normes de son action.

Le monde humain est une réalité instituée, fondée sur des images qui en tracent les limites. L'État est au coeur de cette fiction, dont il assure la pérennité afin de maintenir l'ordre social. Quand un crime est commis, quand l'Interdit est transgressé, cette fiction se trouve remise en question; ce n'est pas une multitude de petits fiefs engagés dans des mécanismes de médiation qui peuvent alors rétablir une image commune du monde, prenant pour chacun une valeur d'injonction à respecter.

Le support aux victimes est une chose (tout comme la réhabilitation des criminels); l'affirmation étatique de l'Interdit (continuellement réitérée dans la " gestion " de la criminalité) en est une autre. À trop vouloir les mélanger, on risque de faire de la société une victime dont les préjudices subis seraient alors irréparables.

Référence : de Villette, Thérèse et Pichette, Jean, "Peut-on réparer la justice?", Relations, novembre 2000 (664), p. 28-29.