BIENVENUE

L'ÉCHO DES MURAILLES, L'ÉCHO DES ENTRAILLES. Une installation murale en pratique relationnelle de Nadia Nadege, artiste qui a permis la création de ce blogue pour un échange entre femmes vers leur meilleure conscience identitaire...
LE CORPS-MESSAGER Les Marcheurs de Vie est une autre installation en pratique relationnelle de la même artiste, qui fait suite aux poupées de tissu par des figurines de plâtre.

Japon Ce que veulent les femmes


GRAND ANGLE - LE MONDE

Dans un pays où 70 % de la population féminine renonce à sa carrière pour élever les enfants, rencontre avec celles qui tentent d’affirmer leur indépendance. Une revanche après des décennies de «sacrifice». par Armaud Vaulerin

    Avec son chemisier blanc et son gilet noir, Remi Sato a tout d’une sage étudiante. L’apparence est trompeuse. Derrière ce visage maquillé en fausse timide, se cache une jeune femme coriace qui ne s’en laisse pas compter. Quand elle a quitté l’université, en mars, pour intégrer le département des relations publiques d’une grande entreprise japonaise de télécommunications, elle a mis en garde son ami: «Même si nous nous marions, même si nous avons un enfant, je ne quitterai pas mon emploi. Ça ne se discute même pas.»
Ce qui semble une évidence en France ne l’est pas au Japon où 70 % des femmes abandonnent carrières et ambitions pour élever les enfants et gérer le foyer en maîtresse disciplinée. Le nouveau gouvernement dit vouloir inverser cette tendance. La première dame du Japon, l’épouse du Premier ministre, Miyuki Hatoyama, vient d’ailleurs de déclarer qu’il fallait «changer une société centrée sur l’homme». L’ami de Remi n’a rien trouvé à redire. Il s’est fait à l’idée que sa compagne voulait rester financièrement indépendante et pouvait prendre du bon temps après le travail, à l’égal d’un vrai «salaryman», l’employé japonais qui enchaîne une soirée arrosée entre collègues après de longues heures au bureau.
Ce soir, Remi Sato a justement rendez-vous avec une amie dans un izakaya,le bistrot nippon où l’on partage plats du jour et boissons, à Omiya, en banlieue nord de Tokyo. Remi y a ses habitudes. «Je ne supporte pas l’image traditionnelle du couple où l’homme travaille beaucoup tandis que la femme reste à la maison, s’agace cette jeune femme de 23 ans en sirotant un cocktail.Ce concept est hélas enraciné au Japon. Pour sortir de ce schéma, les femmes sont obligées de faire des compromis. Mais je n’ai pas envie de passer par là.» Elle reconnaît pourtant que son mari, qui vient de créer une société d’emploi intérimaire, n’est pas très présent. «Mais il est compréhensif, ouvert à la discussion et partage mes choix.»
«On se mariera, mais plus tard»
Sous des dehors calmes et souriants, Natsumi est plus radicale que Remi. Cette journaliste free-lance de 31 ans dit carrément avoir «cherché un homme qui puisse accepter [sa] profession et [ses] projets personnels». Elle y est parvenue puisqu’elle vient de rentrer au Japon après six années à Paris. Aujourd’hui, elle dit vouloir concilier une vie privée avec des activités associatives pour enfants, tout en poursuivant ses reportages à l’étranger. Natsumi apprécie que son «mari fasse la cuisine et le ménage, il a vécu en Angleterre». Mais elle refuse de se lier les mains : «D’abord, on vit ensemble pour voir. Si ça marche, on se mariera, mais plus tard.» Emi, 34 ans et un enfant, acquiesce. «On n’a pas cherché du travail pendant plusieurs années pour tout quitter du jour au lendemain», lâche cette fine francophile qui travaille dans la presse magazine à Tokyo et dit être en quête d’un homme qui l’«aide à travailler». Sans se sacrifier.
Loin de poser en conquérantes féministes, Remi, Natsumi et Emi restent farouchement attachées à leur indépendance. Elles attendent un juste retour des choses après des décennies de «sacrifice» de leurs mères, des années d’études et une crise qui tend le marché du travail. Elles sont loin d’être majoritaires dans ce pays où la part des femmes employées n’a augmenté que de 1,5 % en vingt ans : les 25-54 ans ne représentent que 40 % de la force de travail. Car l’image de l’homme qui réussit et se réalise au travail a la vie dure au Japon. Un trentenaire sur cinq travaille plus de soixante heures par semaine, quand d’autres se tuent littéralement à la tâche.
La nouvelle majorité de centre-gauche, arrivée au pouvoir en août après une alternance historique, est consciente de la situation. Le Premier ministre Yukio Hatoyama a nommé une avocate féministe au secrétariat d’Etat à la Démographie et à l’Egalité des sexes. Mizuho Fukushima entend développer la politique familiale timidement lancée par les conservateurs, verser 26 000 yens (195 euros) par mois et par enfant et distribuer des primes de naissance, faciliter l’accès des femmes au travail et «créer une nouvelle société où avoir un enfant ne sera plus considéré comme un handicap».
Fin novembre, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a exhorté l’équipe Hatoyama à prendre des mesures pour augmenter l’activité des Japonaises, l’archipel étant relégué au 24e rang des 30 pays développés en la matière. L’urgence est d’autant plus forte que les baby-boomers partent en masse à la retraite. La population active perd en moyenne 190 000 bras par an.
Non sans gourmandise, Remi n’a pas tardé à tirer les enseignements de la crise. «Nous avons de la chance d’être femme car plein de choix s’offrent à nous en ce moment. Nous pouvons prendre des risques sans trop de difficultés, note la jeune Tokyoïte. Etre une femme me rend très visible dans un milieu d’hommes.» Péché d’optimisme ? Les Japonaises occupent souvent la majorité des emplois à temps partiel, ce qui ne facilitent guère les promotions, et elles sont encore rares à exercer des fonctions à responsabilité dans de grands groupes. «Les employeurs considèrent encore les temps partiels des femmes comme une variable d’ajustement contre la récession», explique la sociologue Yuko Kawanishi qui, depuis des années, dissèque les maux de la société nippone.
«Les entreprises n’hésitent pas à critiquer ceux qui ont des enfants, même si elles disent avoir mis en place des systèmes d’aide pour les parents»,complète Emi, la jeune mère célibataire. Résultat, les candidats au congé parental se font rares. Selon le ministère de la Santé, 1,56 % des pères avaient pris du temps pour s’occuper de leur progéniture en 2007. Les femmes doivent donc assumer l’éducation des enfants et veiller à ne pas faire mentir l’adage :«Un bon mari est en bonne santé et se tient loin de la maison.»
Coupe garçonne et franc-parler
«C’est désespérant, quand j’ai commencé à travailler au début des années 90, nous étions persuadées qu’en s’accrochant, il était possible d’être promue, d’accéder à des postes intéressants. Il y avait beaucoup d’espoir et d’envie, mais l’échelle sociale s’est effondrée avec la crise», constate Kazue Nakamura. Cette pétillante professeure de littérature à l’université Meiji de Tokyo a signé un livre au titre explicite et provocateur dans un Japon où la maison reste le domaine quasi-sacralisé de la femme : «Laisse tomber les tâches ménagères !» Coupe garçonne et franc-parler, Kazue Nakamura n’a pas attendu qu’on le lui dise. A 43 ans, elle se présente comme une«exception».Claironne qu’elle a refusé de se marier dans ce pays qui considère encore le mariage comme une alliance entre deux familles plutôt qu’une union entre deux amoureux. Kazue Nakamura s’est même permis de renverser la problématique : «J’ai dit à mon ami que j’allais me consacrer entièrement à mes cours et à mes recherches. Et il a finalement renoncé à prendre en charge le fardeau de l’éducation d’un bébé.» Ils n’auront pas d’enfant.
Kazue Nakamura est peut-être une «exception», mais elle fait des émules. Remi, la jeune cadre en télécommunications, ne tient pas particulièrement à procréer. «D’ailleurs, je n’ai aucun problème avec le fait que la population baisse au Japon.» Emi, la journaliste trentenaire, admet qu’il est «plus simple de vivre seule, sans enfant, même si c’est égoïste». Elle a conscience que «cela pose un grand problème social car le pays vieillit». Surtout, le Japon se dépeuple. A ce rythme, l’archipel aura perdu trente millions d’habitants en 2050. Avec 1,37 enfant par femme, il connaît l’un des taux de fécondité les plus bas au monde. Un diplomate évoque un «futur sinistre»et de «jeunes générations sans espoir» pour expliquer cette crise démographique à laquelle le gouvernement Hatoyama veut s’attaquer. Ce recul de la natalité s’explique en partie par l’augmentation de l’âge moyen du mariage qui avoisine les 29 ans quand il ne s’agit pas tout simplement d’une baisse du nombre de mariages depuis une décennie. Car, au Japon, à la différence de la France, il y a très peu de naissances hors mariage, un phénomène très mal vu dans l’archipel.
Autre obstacle à la procréation, le coût exorbitant des études. Le journaliste Masuo Yokota a longuement enquêté avant de signer un livre sur les«raisons qui expliquent pourquoi en France il est dix fois plus facile d’élever un enfant qu’au Japon». Il avance un chiffre : «Il faut compter, au minimum, 150 000 euros pour la seule éducation d’un enfant jusqu’à sa sortie de l’université. Avec la hausse des temps partiels et des contrats précaires, c’est impossible pour de nombreux couples.»
La sociologue Yuko Kawanishi livre une approche plus psychologique. Etudes officielles à l’appui, cette chercheuse pointe un manque de communication entre les hommes et les femmes japonais qu’elle a définit comme des «gens seuls» au terme d’une grande enquête (1). Stress, longues heures de travail, mariage de raison, obligations familiales, etc. «La famille n’est plus vraiment la cellule heureuse et bien portante de jadis», note la chercheuse. Illustration de ce phénomène, plus d’un tiers des couples mariés n’ont eu aucune relation sexuelle en 2007, selon le ministère de la Santé. «La sexualité est omniprésente au Japon, sauf au sein du couple marié.» Cette difficulté, ou du moins la rareté des rencontres entre homme et femme, est évoquée par de nombreux trentenaires, comme Miwa, cadre dans une petite société d’importation de bananes.
Après des années passées en Argentine, cette souriante latino-nippone de 36 ans s’étonne encore, onze ans après son retour dans l’archipel, du manque de communication. «Il est difficile de démarrer une relation avec un homme au Japon. Il ne fait jamais les premiers pas, constate Miwa qui fréquente des sites de rencontres en ligne. Comparés aux Latinos-américains, les Japonais semblent bloqués, ont des difficultés à parler et donnent l’impression d’être inexistants en dehors du groupe d’amis. En fait, on dirait des enfants.»
Hommes-enfants, «herbivores»
Le constat est partagé par d’autres Japonaises. Avec verve, la professeure Kazue Nakamura parle du «complexe de la mère» qui «couve trop son fils. Résultat, ces hommes veulent que leurs femmes ressemblent à leur maman.» De son côté, Yuko Kawanishi décrit une «relation parent-enfant»au sein du couple ou l’épouse est «assez mature pour contrôler et manipuler la petite créature qu’est son mari». On comprendra que certains hommes refusent de jouer ce rôle, rejettent le mariage et se replient. Jamais avare de néologisme, le Japon a même inventé un mot pour désigner ce profil apparu au début des années 2000 : Soshoku Danshi,autrement dit, des «herbivores», peu intéressés par la vie de couple, les relations sexuelles, mais également les valeurs matérialistes d’une société consumériste largement en crise au Japon.
Remi, Natsumi, Emi, Miwa en croisent régulièrement. Elles en rient ou s’en agacent, voire s’affirment en «carnivores». Prête à en découdre et à se comporter «comme un homme», la carnivore Remi vient d’avaler une pilule amère. Son patron l’a privée de la signature d’un contrat avec une importante société. Le client préférait finaliser l’affaire avec un homme.
(1) «Mental Health Challenges Facing Contemporary Japanese Society», Global Oriental.